Litté Française


Peut-on encore lire Rabelais aujourd'hui ? 

Ecrite au cours du deuxième tiers du seizième siècle, l'oeuvre de François Rabelais est-elle encore lisible 350 ans plus tard ? A quelles conditions et pour quoi faire ? Poser ce genre de questions peut simplement introduire à une malsaine nostalgie : celle d'un temps, plus ou moins imaginaire, où lire Rabelais allait de soi, où l'apprentissage des humanités établissait un pont naturel avec l'humanisme de la Renaissance, où la langue que l'on parlait était encore assez proche de celle de nos lointains ancêtres pour qu'il ne soit pas utile de traduire Rabelais comme s'il était définitivement étranger à notre idiome contemporain. 

Ces lamentations ne sont pas de mises. Le passage du passé au présent s'accompagne fatalement d'une déperdition et d'un exil. Michael Screech, qui a écrit Rabelais, Gallimard, Bibliothèque des idées, le souligne justement : Ce qui faisait le plus rire les contemporains de Rabelais, ce qui leur paraissait le plus polémique, le plus agressif, le plus admirable n'est probablement pas ce qui, aujourd'hui, nous paraît désopilant, novateur, puissant, digne d'exciter notre plaisir et de nourrir notre réflexion. Ce n'est pas seulement la langue qui a changé, c'est l'univers mental qu'elle exprime et qu'elle travaille. Nous ne penserons, sentirons, rirons, pleurerons jamais plus comme les femmes et les hommes du seizième siècle. Et c'était bien sûr déjà vrai hier. 

Une esthétique des ruines.
Dans une lettre à Madame du Deffand datée de 1759, Voltaire raconte qu'il a eu, bien des années plus tôt, une vive discussion avec Philippe d'Orléans à propos de Rabelais dont le régent lui a fait l'éloge : 
"Je le pris pour un prince de mauvaise compagnie qui avait le goût gâté. J'avais un souverain mépris pour Rabelais". Et pour bien souligner que le père de Pantagruel est un auteur à la fois difficile et grossier, Voltaire ajoute : 
"Si vous en voulez faire une étude sérieuse il n'en tiendra qu'à vous, mais j'ai peur que vous ne soyez pas assez savante, et que vous ne soyez trop délicate". 

Première méthode de lecture de Rabelais : se plonger dans Gargantua et se laisser submerger. Cette pénétration du texte rabelaisien rejoint une esthétique des ruines : le livre est d'autant plus bouleversant qu'il est, pour le lecteur, en partie détruit. Des pans entiers manquent à notre intelligence. 

Seconde méthode : Octroyer à l'oeuvre de Rabelais une cure de jouvence en lui appliquant des grilles de lecture nouvelles. Le marxisme, la psychanalyse, l'analyse textuelle permettent d'établir un court-circuit entre le corps ancien et les significations modernes. Avec le risque évidemment de créer un monstre de Frankenstein. 

Opérant subtilement, s'appuyant sur ses connaissances de la Renaissance, Mikhaïl Bakhtine a pu ainsi dans L'oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, rendre crédible l'image d'un Rabelais porte-parole d'un peuple dont il révèle la culture comique et la "langue originale et difficile". 

Le travail de Michaël Screech se situe dans une tout autre perspective. Il s'emploie à éviter les anachronismes. Son Rabelais est au présent du 16° siècle. Cette distance permet de redonner au texte sa fraîcheur, de le désensabler des interprétations successives qui en ont altéré jusqu'au sens même. 

Il est par exemple clair pour Screech que la vision d'un Rabelais "populaire" est une reconstruction idéologique. La biographie du moine-médecin-écrivain est celle d'un intellectuel, protégé par la puissante famille des du Bellay, chargé de missions diplomatiques auprès de Rome. Mais plus encore que la vie qui l'a tenue à l'écart du peuple, l'oeuvre témoigne du caractère savant des préoccupations rabelaisiennes, d'un militantisme humaniste et évangéliste qui était, derrière la figure de proue d'Erasme, celui des penseurs les plus érudits et les plus audacieux. 

Screech s'attache notamment à montrer comment de Pantagruel au Quart livre, Rabelais est amené à se débarrasser des formes bouffonnes, de la matrice grotesque des vieilles chroniques médiévales encore présente dans la première partie de Gargantua pour transformer ses géants bâfreurs, pisseurs et jouisseurs en des représentations à taille humaine d'une nouvelle philosophie construite sur le savoir, un christianisme critique et une heureuse union des joies de l'âme et du corps. 

Source : Le Monde Hors-Série.